Demandez à n’importe quel Arménien de vous parler de la littérature de son pays, neuf fois sur dix il remontera le fil de l’histoire pour commencer à la création de l’alphabet arménien au Ve siècle. Il vous parlera de Mesrop Mashtots, le créateur de l’alphabet, et de ses disciples, qui ont entrepris le travail titanesque d’une traduction en arménien des textes sacrés (entre autres), dont certains ont été conservés uniquement dans leur version arménienne. Il vous citera Grigor Narekatsi, alias Saint-Grégoire de Narek, théologien, philosophe et poète arménien du Xe siècle, connu des médiévistes du monde entier, et indiscutablement l’un des grands poètes mystiques de la littérature universelle, incarnant à lui seul la « renaissance arménienne » bien avant l’émergence du renouveau européen. Il ne manquera pas d’évoquer Nahapet Koutchak, poète ou achough (trouvère) du XVIe siècle, connu surtout pour ses chants d’amour, subtils, raffinés mais aussi charnels, érotiques, affranchis de tout dogme dans un Moyen Âge marqué par l’obscurantisme. Et, dans la lignée des troubadours, Sayat-Nova, barde de l’amour, qui au XVIIIe siècle composait en arménien, en géorgien et en turc.
Remontant les siècles, il vous parlera également de Khatchatour Abovian, le « père de la littérature arménienne moderne », celui qui, au XIXe siècle, abandonna le grabar, l’arménien ancien, pour écrire dans la langue vernaculaire, la langue parlée. Sans oublier Raffi, romancier prolifique, écrivain romantique et révolutionnaire, qui ressuscite dans ses romans historiques la grandeur de l’Arménie ancienne, décrit l’oppression sous la domination étrangère et la lutte du peuple pour sa libération.
Peut-être vous parlera-t-on aussi de la dualité de la littérature arménienne, s’exprimant en deux langues littéraires, qui doivent leur développement à des causes historiques : l’arménien oriental, parlé et écrit aujourd’hui principalement dans la République d’Arménie, et l’arménien occidental, parlé au sein de la diaspora arménienne. Nonobstant cette dualité, au début du XXe siècle, un essor se produit parallèlement dans les deux mondes culturels arméniens, donnant naissance à de grandes figures littéraires, les deux coupés net dans leur élan, l’un par le génocide arménien, l’autre par les purges du régime soviétique.
En occident : Krikor Zohrab, Taniel Varoujan, Siamanto, Rouben Sévak et les autres représentants de cette pléiade d’écrivains et de poètes arrêtés et assassinés par le gouvernement ottoman durant la rafle des intellectuels arméniens, le 24 avril 1915, marquant le début du génocide. Ou encore Zabel Yessayan, l’une des rares écrivaines connues, « maître du roman psychologique », rescapée du génocide et tombée dans les griffes du régime soviétique, disparue sans laisser de traces, Hagop Oshagan, romancier, auteur dramatique, critique littéraire, qui passa une grande partie de sa vie en exil, ou Shahan Shahnour (alias Armen Lubin), qui se retrouvera à Paris, s’exprimant aussi bien en arménien qu’en français, et dont l’œuvre sera marquée par son destin d’exilé.
En Arménie orientale : Vahan Terian, Hovhannes Toumanian, Avetik Issahakian, Eghiché Tcharents, Aksel Bakunts – des noms qui aujourd’hui représentent nos classiques et que tout écolier citera volontiers, même si certains ont souffert plus que d’autres du régime soviétique. Comme Eghiché Tcharents, qui fut le chantre de la révolution à ses débuts, et qui finit comme victime de cette même révolution. En revanche, de grands écrivains comme Gourgen Mahari ou Ler Kamsar, exilés et victimes des répressions organisées par le KGB, interdits pendant très longtemps, subiront, même aujourd’hui, des formes d’ostracisme et de censure.
Plus près de nous, nous retrouvons, dans la partie orientale, Hrant Matévossian, Hamo Sahian et Paruyr Sévak, grands écrivains et poètes soviétiques. À la même époque, dans la diaspora, Sarafian, Zahrat, ou encore Vahe Oshagan.
Paradoxalement ou non, plus vous aborderez l’époque contemporaine, moins votre interlocuteur saura de qui parler, quels noms, quels courants évoquer.
En réalité, il est très difficile, voire impossible, de présenter brièvement la littérature arménienne contemporaine, puisque, d’une part, comme c’est le cas aussi pour la littérature mondiale – en ces temps postmodernistes – le champ littéraire arménien est marqué par sa grande diversité et ne saurait se réduire à une seule définition, ni même à des courants, des mouvements, des écoles. D’autre part, les limites mêmes de ce phénomène qu’on nomme « littérature arménienne » ne sauraient être définies, à cause de l’importance de la diaspora, dans la mesure où plusieurs auteurs arméniens, ou d’origine arménienne, se présenteront comme produits autant par leur culture d’accueil que par leurs racines arméniennes, s’exprimant souvent dans les langues de leurs pays respectifs et demeurant de ce fait difficiles à catégoriser même dans les champs nationaux : écrivains arméniens ou américains, français, argentins, et ainsi de suite. Comment réunir dans une définition, par exemple, Ana Arzoumanian, poétesse d’expression espagnole, née en Argentine, David Kherdian, Peter Najarian ou Peter Balakian, romanciers ou poètes nés et vivant aux États-Unis et écrivant en anglais, déjà très différents par leurs styles, les « Français » Martin Melkonian, Denis Donikian et Daniel Arsand s’exprimant en français, ou Grigor Beledian, l’un des rares à vouloir écrire en arménien au sein de la diaspora, et tant d’autres. Pour exemple encore, faut-il classer comme écrivain arménien ou écrivain américain, ou même les deux, un Aram Saroyan, par ailleurs fils du célèbre William Saroyan, romancier, poète, connu surtout par sa poésie minimaliste, tel ce poème comprenant un seul mot – lighght ? En plus généralement, quel est le critère qui permet de considérer un écrivain comme écrivain arménien – est-ce son origine, sa thématique, ou autre chose encore ?
Si l’on devait choisir un aspect déterminant de la littérature contemporaine arménienne, celle qui a cours en Arménie en tout cas, ce serait le fait qu’elle soit peu ouverte au roman, genre phare aujourd’hui en Europe, et qu’elle privilégie le récit, la nouvelle et la poésie. C’est une littérature d’expérimentation, qui se cherche, une littérature qui vise à se libérer de toute censure soviétique, privilégiant parfois le parler de la rue, même vulgaire, brisant les formes classiques de la narration, etc. C’est une littérature qui foisonne de noms, avec des écrivains qui ont été à cheval sur deux époques différentes et qui ont assuré le renouveau de la littérature (comme Violette Grigorian, Mariné Petrossian, Vahram Martirossian, Levon Khechoyan, Armen Shekoyan, Vardan Fereshetyan, Gurgen Khanjian, Vahan Ishkhanian, etc.), et des plus jeunes, issus de la génération de l’indépendance, dont on pourra juger l’impact dans les années à venir (Hovhannes Teqgyozyan, Arpi Voskanian, Chouchanik Tamrazian, Vahé Boudoumian, Nara Vardanian, Aram Pachyan, Karen Antashian, Armen Ohanian, Hovhannès Ishkhanian, etc.).
Malheureusement, alors que dans le cas des littératures connues on pourrait simplement renvoyer le lecteur vers tel ou tel livre, telle ou telle édition, il est quasiment impossible de le faire pour la littérature arménienne, les traductions restant très peu nombreuses. Ce numéro spécial de Transcript est donc très important en ce sens qu’il réunit, en un seul lieu, des textes épars traduits et publiés ici ou là, d’auteurs d’Arménie et de la diaspora, œuvrant en arménien, anglais, français ou espagnol, sachant qu’il propose aussi de nouvelles traductions d’auteurs contemporains, réalisés spécialement pour ce numéro. Espérons que la lecture de ces pages suscitera un réel intérêt envers la littérature contemporaine, et que cet intérêt, à son tour, donnera un nouvel élan à la traduction et à la diffusion de la littérature arménienne.
Bonne lecture !
Les membres du comité pour ce numéro spécial Arménie sont :
Mkrtich Matevossian, Vahram Danielyan, Siranush Dvoyan, Samvel Mkrtchyan, Gerard Malkhasyan, Anahit Avetissian.
Avec le soutien du ministère de la Culture de la République d’Arménie.
Toutes les images sont de la photographe Anahit Hayrapetyan (découvrez son site en cliquant sur ce lien).
From the photo story "Singles" by Anahit Hayrapetyan