Transcript 2001 - 2014

destruction

L’ANNONCE

La colline qui surplombe la ville est orpheline. Les gens continuent d’affluer là-haut et les manifestations de colère, bien légitimes, sont nombreuses. La rumeur qui a couru un temps, démentant la catastrophe, est bel et bien enterrée. Nous ne pouvons plus nous abriter derrière le refus de la réalité, qui nous a bercés et protégés les premiers jours. Le rêve consolateur est impuissant, désormais, à nous apaiser. Nous ne pouvons plus faire comme si cela n’avait pas eu lieu.

C’est difficile : personne ne parvient encore à se familiariser avec ce qu’est devenu le sommet de la ville. Même les noms des rues donnent l’impression d’être là pour souligner, ironiquement, la disparition. A l’endroit où se dressait notre édifice le plus représentatif, le plus précieux, s’étendent aujourd’hui le ciel vide et un spectacle désolant de ruines et de décombres.

L’exaspération a atteint son comble à l’annonce de la version définitive des faits. Le communiqué final tient en une page, et trois lignes en langue de bois évoquent les aspects les plus superficiels du sujet. L’annonce a été brutale, nous n’étions pas préparés. On ne nous a donné aucune explication. Comment trouver l’apaisement, dans ces conditions ? Comment trouver le réconfort ? L’annonce a été faite par écrit, et le nom de son rédacteur n’est pas mentionné. Nous ne sommes pas censés demander des précisions.

Le vendredi 17 de ce mois, à 20 h 13, cette minuscule explosion, presque imperceptible, a éclairé fugitivement, telle une étincelle, le complexe architectural qui surplombe la ville. L’endroit s’est illuminé, dans un silence incompréhensible. Un éclair d’une blancheur éclatante a jeté un instant dans les ténèbres tout le quartier, même les projecteurs. Puis les feux se sont subitement éteints et le sommet de la colline s’est trouvé enveloppé d’un nuage de poussière et de fumée. On a entendu ensuite le craquement sourd des marbres qui s’écroulaient. Une flamme vacillante a faiblement éclairé les lieux qui, pour la première fois, étaient plongés dans l’obscurité.

Peu après a eu lieu une seconde explosion. Des dizaines de personnes se sont mises à courir frénétiquement, mais sans pouvoir se frayer un chemin parmi les décombres. Personne ne savait ce qui était arrivé. Personne ne pouvait imaginer ce qui était arrivé. La catastrophe s’est produite d’un seul coup, presque silencieusement, comme un événement inconcevable, littéralement incroyable. Un sentiment d’apathie et de perplexité a saisi la ville. Personne ne pouvait en croire ses yeux. Les passants, frappés de stupeur, levaient la tête. Les magasins, les bureaux, les guichets s’étaient vidés. Des milliers de gens étaient sortis dans la rue et restaient là, immobiles, silencieux, les yeux levés vers le sommet de la ville. La vie était frappée de paralysie. Les autobus et les voitures s’étaient arrêtés en plein boulevard et les conducteurs étaient sortis de leurs véhicules, figés au milieu de la chaussée, sans voix, leurs regards convergeant tous vers le même endroit. L’immobilité était totale. Comme si le temps était pris dans la glace. Un calme irréel régnait. Des spectateurs indigents avaient envahi, stupéfaits, les balcons des immeubles et les hôtels du centre. La vie s’était arrêtée. Seule une mince flamme semblait encore trembloter au sommet de la ville. Rien ne s’est produit. Des heures durant, nous avons retenu notre souffle, impuissants. Des heures durant, tout est resté en suspens.

Puis la nuit est tombée, la foule s’est dispersée petit à petit et la ville a repris vie, engourdie. Quelques-uns ont trouvé le courage de s’approcher du rocher.

Des hélicoptères ont patrouillé toute la nuit, jusqu’au petit matin, déchirant le ciel obscur du faisceau de leurs projecteurs. Ce soir-là, toute la population s’est retranchée chez elle.

Aux premières lueurs du jour a débuté la tâche difficile, pénible, de l’estimation des dégâts. Le spectacle était démoralisant. Le monument avait été littéralement pulvérisé. Un petit cratère s’ouvrait au centre du rocher. Les constructions restantes s’étaient également muées en un amoncellement de ruines et de gravats. Des blocs de marbre et des morceaux de métal – les étais utilisés pour la restauration – avaient été projetés de tous côtés. Malheureusement, un morceau de la falaise s’était détaché sous l’effet du choc et avait saccagé l’odéon romain en contrebas. Les verrières du musée étaient intactes, au pied de la colline, reflétant le ciel désormais vide.

Les spécialistes ont eu du mal à dissimuler leur abattement quand ils ont annoncé que la catastrophe était irréversible. Leur porte-parole n’a pu retenir son émotion.

La conclusion du rapport dresse un premier bilan de l’événement. On a de bonnes raisons de penser que la déflagration a été provoquée par une charge de plastic préparée par un professionnel, ce qui éveille les soupçons. Le mécanisme de mise à feu reposait sur un assemblage d’horlogerie classique, avec retardateur, détonateur, batteries, etc.

L’auteur des faits avait étudié de près l’architecture des lieux et, selon toute vraisemblance, il avait de sérieuses connaissances en matière de mécanique statique. Qui plus est, il avait minutieusement réparti les quantités nécessaires de plastic dans les jointures de l’édifice, jusques et y compris entre les fûts des colonnes. Le monument, éreinté par le passage du temps, n’a pu opposer de réelle résistance. Son armature de marbre pentélique s’est affaissée d’un coup. La première explosion a provoqué un écroulement vers le cœur du monument. Une fois la structure effondrée et réduite à une montagne de ruines, alors la plus grosse quantité d’explosif, qui avait été disposée au centre, a pris feu. Les grues et les échafaudages ont parachevé le désastre en écrasant et broyant ce que l’explosion n’avait pas déchiqueté.

Dès le lendemain, une opération policière de grande envergure a été déclenchée. Des milliers de suspects ont été déférés par les autorités de sûreté de l’Etat. La peur régnait et chacun regardait son voisin avec suspicion. La plus grande angoisse était qu’on dise de tel ou tel : « Lui, dans le fond, il approuve ce qui s’est passé. » Et, de fait, certains s’en félicitaient. Parallèlement, les médias se sont activés : ils ont passé en revue une série de coupables potentiels et se sont perdus en supputations sur les éventuels commanditaires. Même l’évêché a été mis à contribution pour découvrir les coupables : chacun sait que le chef d’œuvre a servi de temple chrétien à une période de son histoire.

Même si la police a été accusée, par des associations de défense des droits de l’homme, de persécutions contre des immigrés, contre des groupes politiques marginaux et autres indésirables, et malgré des manifestations de violence raciste ici ou là, l’enquête a été immédiatement couronnée de succès. L’auteur du crime a été localisé dans un appartement au dernier étage d’un immeuble du centre. On a trouvé chez lui des croquis préparatoires de l’attentat criminel. Il s’appelle Ch. K. (seules ses initiales ont été rendues publiques), c’est un jeune marginal de vingt et un ans, sans emploi. D’après les informations dont on dispose, son acte résulte d’un plan et d’une inspection des lieux élaborés depuis longtemps. Le jeune homme a placé sa charge mortelle l’après-midi du vendredi. Ensuite, il a suivi le macabre déroulement de l’événement depuis son repaire. On croit savoir que son arrestation n’a pas présenté de difficulté, vu que l’individu lui-même, après l’explosion, poussait des cris de triomphe depuis le toit-terrasse de son immeuble.

Un silence inattendu recouvre la question du mobile. Selon des informations non vérifiées, Ch. K. a signé des aveux dans lesquels il explique ce qui l’a conduit à cet acte affreux. Les autorités ont refusé de confirmer ces conjectures et ont fait savoir qu’on avait affaire à un cas pathologique. L’annonce officielle rapporte que Ch. K. n’a pas pu donner d’explication rationnelle à son acte – qui était, dans son essence, gratuit.

Enfin, le lieu et les conditions de détention de Ch. K. restent inconnus. Aucune information n’a filtré sur le sort qui l’attend et il n’a pas été jugé opportun de publier sa photo.

Christos Chryssopoulos, La Destruction du Parthénon, traduit du grec par Anne-Laure Brisac © Actes Sud, 2012