Transcript 2001 - 2014

Prose – Ana Arzoumanian

De Ana Arzoumanian
Langue d’origine : Espagnol
Traduit en français par Claude Bleton
Thème: Arménie
Texte standard | Texte mis en forme

Quand tout sera fini, ce sera la fin de tout

Il s’agit du corps. Un certain rythme.
Une certaine amplitude du pas. Un certain jeu des genoux, un déhanchement. Il s’agit du corps dans une rue non goudronnée. Quand je dis le mot maison, dans ma bouche se forme une maison entière et il m’est difficile de le prononcer. Pas une maison entière ; la porte entrouverte d’une maison par laquelle on voit des enfants respirer de la colle à chaussures. Quand je dis maison, mes pieds s’emmêlent sur le quai de Recife, là, dans le puits qui fait fonction de foyer, au ras du sol. Quand je dis le mot maison il me vient des filles dans la rue. Je ne sais pas pourquoi il me vient rue, puisqu’il y a des fils de fer et des portes et des murs, des chiens et des grilles. Il s’agit de manger le désert pour me frotter au dedans. Maman me jette dans le train, elle se demande combien de temps dure l’effet. Ses doigts font le signe de croix pour se signer. Pour envoyer des signaux comme les phares, pour graver une image en donnant forme à des plaques de métal. Se signer, un effet qui dure quatre heures et à l’heure sixte réciter la prière qui commence par jésus-christ mon seigneur. Car en parlant d’elle on dit ma dame. Notre seigneur jésus-christ et notre dame la vierge. Une prière qui naît dans ma gorge, elle veut dire seigneur, et elle prononce inféoder.

Une vaste nuée d’eau tiède pulvérisée au fond des doigts. De la bouche. Limailles de peau qui s’effritent ; détritus d’animaux marins. Ce qui ne produit pas. Un catalogue imprégné d’une chose qui ne fait pas exister, ne fabrique pas, ne produit pas. Une sorte de campement où les Maures gardaient les captifs, comme les bagnes d’Alger. Nous fermons la porte, vous ouvrez le robinet pour que personne n’écoute, ou pour que coule une eau par la douce rupture du débit de tes fleuves. Moi, plus qu’à genoux. Toi, plus que debout dans la bassine de mes jambes. Une densité de particules dissoutes dans l’ambre clair. Uromantie des femmes d’Alger qui succombent au filtre de ton sexe. Je ne savais pas que cette musculature usait de sa force pour se vider. Comme aiguisant un outil tranchant, ou jetant ta matière fondue dans un moule. Je bois quelque chose.

Photo de la série

Photo de la série « Lebanon », d’Anahit Hayrapetyan

Comme les trappes qui serrent le bétail. La bête y entre et seule la tête dépasse. Entre les panneaux qui se rapprochent, les mains et les genoux prennent leur appui. Un piston actionne l’ouverture pour le cou. La pression latérale diminue lentement ; puis elle augmente en m’empêchant de bouger ou de tomber ou de m’étouffer, suspendue en l’air. Je tourne et retourne, sens l’oscillation des yeux quand le corps retrouve l’équilibre. Maintenant, je suis cette touffe de cheveux entre tes mains, la troisième épouse de l’empereur Claude. Pas à cause des sept années de terreur, mais à cause du feu. De la façon de brûler qu’a une ville entière. De la dissolution d’un animal en moi qui va et vient. Ou mieux, de deux animaux de face et de profil qui semblent se chercher dans une absence de trame quand tu n’es pas là.
Serre-moi.
Encore.

Le cœur battant à tout rompre à travers le Sahara, cachée dans un camion pour atteindre Alger. Une Kurde perdue dans l’Adriatique ; car tous ceux qui se perdent dans l’Adriatique sont des Kurdes qui viennent d’Irak. Un des trente-deux naufragés accrochés à la bouée qui, à cause du poids, se détache du bateau et tombe. Après tout ce chemin, depuis l’autre côté du Caucase, du Maghreb. Après que des familles entières ont dormi dans une seule pièce, dans des immeubles vides, des maisons faites de bouts de plastique, de carton, de cellophane ou de lattes de sommier. Et le jour où un étranger partagera ta demeure sur votre terre, ne l’abusez pas. Avec cette odeur de caoutchouc puant qui vous colle à la peau, du côté du Riachuelo, pauvre rivière qui explose comme l’air comprimé d’une machine qui me saute à la figure. En pleine figure et me délie la mâchoire pendant que tu te la rentres dans le pantalon. D’un même mouvement tu la prends dans la main en rentrant le ventre et tu la laisses là. Encore humide. Encore si pleine. Encore dressée, raide comme si on retroussait le poing et saisissait
quelque chose
encore
en
lui.

Je ne te mords pas les paupières pour te reconnaître. Je te choisis parce que c’est toi qui paies. Je pose l’oreille sur le bois charnu de tes poils et j’entends un bruit, on dirait une guillotine à trancher le papier. Ton pénis est ainsi, comme le bord des livres. Je m’approche davantage et j’écoute. Le mètre est une unité de mesure calculée sur le quadrant du méridien terrestre qui passe par Paris. C’est la mesure d’un vers. J’entends la machine trancher le bord d’un volume à six faces. Un hexaèdre. Je ne savais pas que le litre est une capacité équivalant à un décimètre cube. Toi, un litre. Tandis que j’écoute la cohue de
Ceci
est
mon
corps
que rien n’arrête qui ne s’arrête à rien.