Transcript 2001 - 2014

Prose – Levon Khetchoyan

De Levon Khetchoyan
Langue d’origine : Arménien
Traduit en français par Gérard Malkhassian
Thème: Arménie
Texte standard | Texte mis en forme

Extraits du Journal

5 avril

« Le jour s’est levé, le vent souffle en continu, les couvre-chefs de la plupart des gars ne protègent pas les oreilles. Le commandant est revenu de l’état-major : demain nous quitterons nos positions fortifiées en direction du nord-ouest. Un sniper a abattu du sommet de la montagne un paysan qui traversait le croisement. Dans la cour de l’usine, trois soudeurs sont en train de recouvrir un tracteur japonais Komatsu de fer-blanc pour en faire un char. Toujours ce vent, il fait nuit noire, un désert d’étoiles… »

6 avril

« Cette nuit, notre camion est tombé en panne à plusieurs reprises. À l’aube, nous avons atteint Noyembérian.[1] C’est une journée chaude et ensoleillée. Les soldats de l’armée russe régulière, cultivant l’ambigüité, tirent à la fois sur nous et sur l’ennemi. Les tanks, afin d’accroître la panique, prennent pour cible directe l’école et la maternelle, dont les bâtiments sont touchés. Le bombardement incessant contraint à l’évacuation du village. Le vacarme, les cris, la poussière blanche sur les murs des maisons effondrées s’élèvent au milieu de flammes rouges. La poussière qui a séché durant des années se fige sans se disperser, elle fait tousser… On pleure, on se cherche, des vaches sans maître errent dans les rues, leurs meuglements…un âne hennit au loin, de l’autre côté des collines…Ca et là, des incendies ont éclaté. »

Photo de la série

Photo de la série « The CLosed Border » d’Anahit Hayrapetyan

7 avril

« …Nous sommes épuisés, après avoir passé la nuit debout. La moitié de la section a pénétré dans la forêt, en profitant du brouillard et de l’obscurité. Nous, l’autre moitié, nous avons pris position autour des maisons se trouvant au bout du village (c’est de ce côté que l’attaque est attendue), afin de protéger la retraite de nos combattants.  Khatchig s’est coupé le doigt en ouvrant une conserve, on le charrie. Les vieux du village sont venus, des anciens de la première ou de la deuxième guerre mondiale. Nous avons fumé pendant qu’ils nous racontaient des histoires des leurs guerres d’antan. Le poteau télégraphique qui se trouve à proximité bourdonne, je voudrais me lever et poser mon oreille contre son flanc. Les gars se moquent des vieillards édentés. Ceux-ci nous reprochent de n’avoir aucune tactique. Ils nous recommandent de développer notre flair de guerrier : nous devons changer notre position et nous installer sur les pentes de la montagne en face. Quelqu’un a dit : « Ca va pas. On sera tellement visible sur cette pente dénudée qu’on sera tous descendu, un par un, en un instant. » J’éprouve toujours le désir de mettre mon oreille contre le poteau télégraphique pour écouter son bourdonnement, mais je reste à ma place. Nous avons de nouveau fumé et les vieux ont repris leurs histoires des guerres passées. «Ces logements devant lesquels vous avez pris position, il a fallu un vie pour les bâtir, pour nous ils valent des millions. Leur artillerie, s’ils veulent vous liquider, devra aussi descendre nos maisons, c’est forcé. C’est ça que vous devez avoir à l’esprit, pourquoi vous ne le faites pas ? »

Ils ont encore demandé des cigarettes en nous resservant leurs vieilles histoires. Nous ne leur avons pas explicitement dit non, il a suffi d’un moment de silence durant lequel on n’a plus rien raconté et tout le monde a filé. Matso a quitté sa positon en hauteur pour nous annoncer que nous avions perdu tout contact, même par radio, avec les copains qui se trouvaient dans la forêt. Les ombres appesanties des montagnes… »

8 avril

« Cela fait trois, non quatre jours que nous n’avons pas fermé l’œil, j’ai la tête dans le brouillard. Le soleil a surgi du revers de la montagne, il fait déjà chaud. Nous couvrons les copains qui s’apprêtent à sortir de la forêt, puis nous opérons à notre tour le repli une fois que le dernier est revenu. Le vice-commandant, Samo, s’est perdu dans la pommeraie. Quant à nos deux conducteurs, Makar et Sako, ils ont été capturés par deux soldats russes qui les ont chargés dans leur véhicule d’infanterie pour livrer des otages à la ville ennemie contre une somme d’argent.

Nous avons approché le véhicule, qui patinait dans la neige épaisse et la boue, en marchant courbés et en nous dissimulant derrière les clôtures et dans les ornières. Nous avons délivré nos camarades. Dans sa course, Maki s’est pris notre mur ajouré dans la figure, on stoppe le saignement pendant que nous rigolons tous. Nous avons retrouvé Samo dans la pommeraie, il n’a pas été touché. Nous avons fait retraite dans la forêt sous les tirs assez précis de mitraillettes et de canons à petit calibre. Comme cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas lavés, les barbes et les cheveux ont durci, les peaux sont irritées.

Matso fixe l’antenne de la station radio à travers des feuillages situés en hauteur. Les autres, éparpillés dans les fourrés, sont endormis, j’ai toujours la tête dans le brouillard. La nuit, le tintement lointain de la cloche de l’église nous est parvenu, un coup. Le village est désert, en prenant son envol nocturne, une chauve-souris s’est aplatie contre la cloche. » […]

Photo de la série

Photo de la série « Haghartsin » d’Anahit Hayrapetyan

24 avril [2]

« Jour de deuil…J’ai des traces de piqûres tout autour du nombril.

La lune traverse les branchages. »

[…]

Vendredi 26 avril

À l’aube, un des prisonniers, un officier de grande taille, au visage distingué, s’est fait prendre. Les autres, livides, sont gelés, ils se savent condamnés.

Shourik veut le fuyard pour lui : « Mon capitaine, laisse-moi ce lieutenant, que je baisse son froc, j’ai vu qu’il a aussi le cul tout blanc. » Nous ne savons pas s’il est sérieux ou s’il plaisante, nous rigolons. On l’avait déjà pas mal cogné quand Shurik lui a donné un coup  en lui disant : « Lieutenant, ce soir tu es à moi, je vais  te défoncer. Et puis tu as une belle gueule, les filles, elles sont peut-être fidèles mais les garçons, ils sont sensuels. »

Ensuite, sur l’ordre de notre commandant, nous avons mangé de l’herbe, de la scorsonère, de la résine d’arbre et nous avons donné aux otages les derniers morceaux de sucre qui restaient dans le sac à masque à gaz où la nourriture était entreposée.

Un hibou trônait sur l’arbre faisant face au clair de lune qui avait émergé du flanc droit de la montagne. Il a ululé toute la nuit. »

7 mai

En écrivant je sens mon impuissance à disposer mes phrases de manière appropriée, sans doute à cause du manque de sommeil ou de nourriture. Nous en sommes à notre douzième jour d’errance, il reste un sucre pour deux prisonniers. Dans les rochers où nous nous dissimulons, il n’y a nulle herbe, pas plus que les arbres n’ont de résine. Notre cœur défaille sous l’effet de la faim et les yeux des hommes affaiblis se sont éteints. Après avoir retourné des pierres, nous sommes tombés sur quelques grenouilles pointant de la terre humide, un feu est allumé qui ne se voit pas de loin… Sévak a encore avalé sa langue et il ne reste plus de comprimé de Benzobarbital, nous avons incisé sa gencive avec une baïonnette. Quand nous avons tiré sa langue, une des dents de devant s’est cassée. Les ombres des rochers se sont étirées tout en longueur. Un faucon ou un milan descend en tournoyant dans le ciel, j’ai réalisé ensuite qu’en fait il n’y avait rien. Matsak a lancé : « Contact radio ! » Ils avaient intercepté nos messages diffusés en clair : des députés, des représentantes du Comité des Mères de Soldats venaient d’arriver de Moscou dans le but d’attester que les otages étaient en vie. « Seulement deux personnes, avons-nous répondu, s’il en vient davantage, nous ne les laisserons pas accéder au campement. Que deux d’entre eux se trouvent près de la combe à limon, dans le verger à cornouillers, ils seront rejoints par notre escorte. Et pas question qu’un hélicoptère survole la zone. » Nous avons attendu dans la forêt, au bord de la vallée. Ce sont Arshak et le P’tit Vahan qui sont partis récupérer les deux envoyés de Moscou.

Ils avaient déjà gravi la moitié du chemin quand nous sommes descendus à leur rencontre. Arshak avait laissé la femme devant, à certains endroits il la poussait par les fesses pour l’aider à monter. Elle s’est assise sous un arbre pour reprendre son souffle, comme nous marchions en file serrée, la totalité d’entre nous a pu tout entendre. Elle disait à Arshak : « Fiston, je sais ce que tu veux mais j’ai l’âge de ta mère, je peux pas, ça m’en fait chialer… ». Tous deux, la présidente du Comité des Mères et Arshak restent assis sous l’arbre, terriblement tristes, nous, nous avons atteint le bord de la plaine et nous devons les attendre.

Les négociations ont  tourné autour de garanties sur l’inviolabilité du village, puis nous avons libéré les otages. Avant leur départ, nous nous embrassons et nous échangeons nos adresses. La présidente du Comité des Mères a de nouveau pleuré en tremblant comme cette fois où nous avions atteint le bord de la vallée alors qu’elle et Arshak s’étaient attardés sous l’érable…

13 mai

Cela fait trois ou quatre jours que je n’écris rien, chaque tentative  m’écœure. Le tank canardait par salves régulières nos positions. Un éclat d’obus a fracassé le crâne d’Arshak. Nous ne parvenons pas à stopper le flot de sang, ses yeux sont renversés, il voudrait parler mais n’y parvient pas, l’air ne passe plus. L’hélicoptère rempli de blessés était déjà au-dessus de nous, nous avons mis bas nos blousons pour les agiter, nous nous sommes signalés en tirant des balles éclairantes. Dès qu’il nous repérés, il a entamé sa descente.

14 mai

Il y a eu des combats intenses le 18, le 22, le 24 et le 30 avril.

La période d’environ six ou sept mois s’étant achevée, nous sommes rentrés dans nos foyers trois ou quatre jours avant l’arrivée de la neige d’hiver.


[1] Petite ville située au nord-est de l’Arménie, près de la frontière avec l’Azerbaïdjan.

[2] Journée de commémoration du génocide arménien par les Jeunes-Turcs en 1915-1916.

Photo de la série "Haghartsin" d'Anahit Hayrapetyan