Jaël Menahem prépare la soupe. Debout face au mur, le ventre contre le four ou l’évier, toujours silencieuse. Son cœur palpite. Elle craint qu’un jour une roquette n’entre par la fenêtre de la cuisine et ne finisse dans sa cocotte, dans sa soupe. Elle a le cœur qui palpite, Jaël Menahem, surtout depuis qu’ils ont pris son Juval – celui qui, il y a encore peu, lui tétait le sein, buvait son lait – et qu’ils lui ont enfilé l’uniforme et emmené là où est le feu. Jaël Menahem voudrait sortir se promener, courir, danser, ou au moins s’allonger par terre, mais elle a peur, elle a très peur. Et lorsqu’elle monte dans le bus pour aller s’occuper de sa mère, elle scrute chaque visage étrange qui la regarde. Et cette étrangeté aussi lui fait peur, et fait palpiter son cœur. Elle sait, Jaël Menahem, qu’un jour elle s’allongera, elle avalera de travers, elle ne se relèvera plus. A moins qu’une roquette n’entre par la fenêtre, et ne vienne s’allonger dans son lit à côté d’elle, là où s’allongeait autrefois son mari dont elle n’a plus de nouvelles.
Nadwa Hammad prépare les fèves. Debout face au mur, le ventre contre le four ou l’évier, toujours silencieuse. Son cœur palpite. Elle craint qu’un jour un hélicoptère ne vienne tirer sur sa maison, que le toit ne lui tombe dessus. Elle a le cœur qui palpite, Nadwa Hammad, surtout maintenant que les soldats vêtus de vert sont venus rôder par-ci par-là, que Suheir va à l’école, et les écoles ils les prennent souvent pour des nids de souris, des cavernes où demeurent les diables. Nadwa Hammad a très peur. Et lorsqu’elle marche sur le trottoir pour aller s’occuper de sa mère, elle scrute chaque visage qui regarde son gros ventre. Qu’est-ce qu’ils pensent qu’elle a sous sa robe ? Qui sait ce qu’ils imaginent ! Ces regards aussi lui font peur, et font palpiter son cœur. Elle voudrait tellement pouvoir marcher sans but précis, saluer tous ceux qu’elle croise, leur sourire, leur dire qu’elle sait très bien cuisiner les fèves. Elle sait, Nadwa Hammad, qu’un jour elle entendra des pas lourds dans sa ruelle, des tirs aussi peut-être. Ou peut-être qu’elle se réveillera le toit couché sur elle, dans son lit, là où s’allongeait autrefois son mari dont elle n’a plus de nouvelles.
Moi, Manuel Mifsud, j’ai un prénom juif comme Jérémie ou Jésus Christ, et un nom arabe comme le Prophète. Avant de mourir, ma mère coupa une orange en deux : « C’est une orange de Jaffa, celle-ci ! ». Il en sortit un jus aussi rouge que le feu, aussi rouge que le sang. Ma mère me dit : « Dans cette moitié tu as une sœur ; dans cette autre moitié, une deuxième sœur. Prends la mer et rame vers l’Est. Tu les trouveras quelque part. L’une se prénomme Jaël, l’autre Nadwa.”
Et Manuel Mifsud les a trouvées, se craignant l’une l’autre, craignant les bus, craignant les supermarchés, craignant les rues, craignant le noir, craignant les roquettes, craignant les missiles, craignant les gens de pouvoir, craignant pour leur peau, craignant pour Juval avec son uniforme trop grand, craignant pour Suheir qui va à l’école tous les matins, craignant leur ombre qui les suit partout, craignant le silence de la nuit, le silence de Dieu – vieux, muet – qui s’est endormi seul dans un coin éloigné.
Il les a trouvées craintives, il les a trouvées fatiguées, il les a trouvées tristes, il les a trouvées désireuses d’un moment, un seul, pendant lequel elles se regarderaient droit dans les yeux et se mettraient peut-être à rire.
Traduction du texte Larinġa, publié pour la première fois en édition bilingue dans Bateau Noir (Malte : Emma Delezio, 2011)